30.12.06

Recherche dans les blogues : Technorati perd du terrain

HitwiseTechnorati, le service phare de la blogosphère perd du terrain au profit du moteur de recherche spécifique aux blogues de Google, Google Blog Search.  C’est la conclusion à laquelle arrive LeeAnn Prescott du cabinet de recherche Hitwise, citant des données collectées pour la semaine se terminant le 23 décembre 2006.

La consultation de Google Blog Search aurait effectué un bond de 168 % depuis octobre quand le service de recherche dans les actualités Google News a inséré dans sa page principale un lien direct au service de recherche dans les blogues.  Environ 60 % de l’achalandage de Google Blog Search viendrait de la «convergence» avec Google News.  Précisons qu’il s’agit de la version étasunienne dont on parle ici, les versions francophones n’affichant pas ce lien.

En outre, le profil démographique des utilisateurs des deux services s’avère différent. La clientèle de Google Blog Search est composée à 34 % de personnes âgées entre 18 et 24 ans, alors que la proportion d’utilisateurs de Technorati dans ce créneau d’âge n’est que de 10 %.  Les deux services sont davantages consultés par des utilisateurs masculins, soit 61 % pour Goggle Blog Search et 55 % pour Technorati.
|

29.12.06

Casser du sucre

La langue française recèle de nombreuses et savoureuses expressions. Prenons celle-ci par exemple, «casser du sucre sur le dos de quelqu’un» qui signifie critiquer, calomnier ou médire. On en trouve sur le site de Linternaute Magazine l’origine : «Cette expression semble dater de 1868. Le verbe "casser" montre bien la notion de destruction, physique ou orale, d’une personne ou d’une chose. En argot, "sucrer" signifiait à cette époque "maltraiter". On disait également dès le XVIIe siècle "se sucrer de quelqu’un", pour "le prendre pour un idiot". "Casser du sucre" revient donc à "dire des ragots". Quant à la notion de "dos", elle symbolise la responsabilité d’une personne.»

Ou pourrait-on dire également d’une collectivité.

Parmi les souhaits pour l’année qui vient, j’aimerais bien qu’on cesse de nous casser du sucre sur notre dos à nous, les Québécois et Québécoises.

Disons que ça a commencé l’an dernier avec la publication du Manifeste pour un Québec lucide dans lequel les auteurs écrivaient : «Nous sommes inquiets. Inquiets pour le Québec que nous aimons. Inquiets pour notre peuple qui a survécu contre vents et marées, mais qui ne semble pas conscient des écueils qui menacent aujourd'hui son avenir.[...] Nous ne sommes pas les premiers à tenter d'alerter nos concitoyens. Malheureusement, la plupart des Québécois continuent de nier ou d'ignorer le danger. D'où notre profonde inquiétude.»

Sans nier certaines des affirmations contenues dans ce manifeste ou ignorer les réalités qui y sont décrites, beaucoup ont perçu le texte comme offensant. Autrement dit, nous serions une belle bande d’inconscients.

La riposte est venue du Manifeste pour un Québec solidaire dont les auteurs disaient : «Nous concédons que certains des enjeux soulevés sont bien réels. Pensons aux difficultés causées par les échanges commerciaux avec l’Asie. Ces difficultés sont en grande partie liées aux logiques de concurrence, de croissance illimitée et d’affrontement commercial, provenant des politiques d’ouverture des marchés mises en place dans les dernières décennies et renforcées par des dirigeants politiques, incluant Lucien Bouchard quand il était premier ministre du Québec.[...] Nous appelons nos concitoyens et concitoyennes à prendre le relais de ce manifeste Pour un Québec solidaire. Il est important de souligner à tous ceux et celles qui s’interrogent sur l’avenir de notre société que la soumission aux impératifs économiques d'un libre marché sans contrainte est un credo conservateur et souvent individualiste qui ne répond pas à nos aspirations individuelles et collectives.»

Ici, pour bon nombre, l’affirmation à peine voilée voulait que nous soyons pour la plupart des égoïstes et des autocentriques et ne manifestent pas suffisamment de solidarité.

On était donc maintenant une belle bande d’inconscients, et égoïstes en plus.

Lucien Bouchard, ex-premier ministre, en a rajouté en octobre dernier dans une entrevue à la chaîne TVA : «On ne travaille pas assez. On travaille moins que les Ontariens, infiniment moins que les Américains! Il faut qu'on travaille plus.[...] Il y a un certain désarroi, un certain surplace. C'est un confort qui est dangereux parce qu'il nous réserve des lendemains qui ne seront pas confortables, qui vont être très, très difficiles.»

Donc, une belle bande d’inconscients, égoïstes et paresseux.

En novembre, c’est la Coalition pour la protection des investisseurs qui ajoute un grain de sel au sucre. «Une coalition nationale veut remettre l'épargne au centre des préoccupations des Québécois.[...] Tout comme l'infrastructure routière en déroute, l'ossature de l'épargne et de l'investissement au Québec donne l'impression de se désagréger de jour en jour dans un climat général de laisser-faire et de nids-de-poule.[...] Les consommateurs se sentent mieux protégés et semblent plus satisfaits en achetant des objets de consommation courante - lecteurs MP3, consoles de jeux, aspirateurs électriques ou abonnements de magazines - qu'en investissant leurs dollars durement gagnés dans des fonds collectifs, des caisses de retraites ou des régimes d'épargne-retraite.»

Inconscients, égoïstes, paresseux et dissipateurs.

Arrive le temps des Fêtes et les nombreuses sollicitations d’organismes de charité. À propos d’une enquête nord-américaine menée par un organisme de recherche sur l’indice de générosité, on lit dans Le Devoir : «Selon l'indice de générosité de l'Institut Fraser, le Québec est en queue de peloton, bon dernier de tous les États et provinces d'Amérique du Nord. Le don moyen au Québec en 2005 (532 $ par habitant) était moins de la moitié de la moyenne canadienne (1165 $) et plus de huit fois moins qu'aux États-Unis (4288 $). Les explications traditionnelles de revenus plus bas et de taux d'imposition plus élevés ne tiennent pas : le Manitoba est la province la plus généreuse pour ses dons en matière de pourcentage du revenu (0,99 %, soit 1308 $). Et les gens les plus taxés au monde (les Danois, les Suédois et les Norvégiens, qui paient jusqu'à 70 % d'impôts!) sont aussi parmi les plus généreux.»

Inconscients, égoïstes, paresseux, dissipateurs et pingres.

Et pour terminer l’année en beauté, un sondage : «Le tumulte de l’accommodement raisonnable aura marqué l’année 2006 au Québec. Les résultats d’un sondage SOM-La Presse-Le Soleil le démontrent sans équivoque : près de six Québécois sur 10 (58,6 %) estiment que la société est trop tolérante en la matière.[...] Fait encore plus remarquable, le nombre de répondants estimant que la société québécoise est trop tolérante augmente en fonction du revenu et du niveau de scolarité.[...] Si les diplômés universitaires sont plus nombreux à dire que la société est trop tolérante envers les questions d’accommodements raisonnables que les personnes sans diplôme (64,2 % contre 55,4 %), c’est parce qu’ils saisissent l’importance de la laïcisation des institutions au Québec depuis la Révolution tranquille.[...] Par ailleurs, les résultats de l’enquête vont dans le même sens qu’un sondage Ekos-La Presse-Toronto Star réalisé en septembre dernier et faisant le constat que les habitants du Québec étaient moins ouverts que ceux du reste du Canada aux signes religieux. Ainsi, 62 % des répondants du Canada anglais se disaient alors contre le port du kirpan, comparativement à 77 % des personnes interrogées au Québec.»

Inconscients, égoïstes, paresseux, dissipateurs, pingres et intolérants.

Et c’est sans compter Barbara Kay et Jan Wong...

Ras-le-bol, vraiment.
|

28.12.06

Le «You» du Time : vous ou toi?

Time: You!Le magazine Time proclamait dans son édition du 25 décembre la personne de l’année 2006.  «You».  La rédaction de l’hebdomadaire explique : «En 2006, le Web est devenu un outil pour rassembler les contributions modestes de millions de personnes et faire en sorte qu’elles comptent.»  Cette annonce quelque peu étonnante a fait grand bruit dans la blogosphère et les médias traditionnels, surtout chez les tenants du concept de Web 2.0 que Time décrit comme une révolution.

Pour ma part, ce battage médiatique me laisse relativement indifférent car je constate peu l’effet qu’a vraiment eu le Web en 2006 pour «changer le monde».  Time traite de mes appréhension : l’Irak, l’agression israélienne sur le Liban, la guerre au Soudan, la bombe nord-coréenne, celle que veut avoir l’Iran, le réchauffement climatique...  Il tente aussi de les contrer en justifiant son choix en mentionnant Wikipedia, YouTube et MySpace.

«Pour s’être approprié les rênes du pouvoir, pour avoir posé les fondements et déterminé l’encadrement d’une nouvelle démocratie numérique, pour travailler sans être rémunéré et surclasser les professionnels à leur propre jeu, la personnalité de l’année selon Time, c’est “You”.»  On ne serait pas un peu loin du compte?  D’habitude on rend hommage pour des accomplissements, et dans ce cas-ci force est de constater que malgré toute cette belle technologie les réalisations concrètes, tangibles et probantes relèvent encore des promesses.

En outre, selon le Computer Industry Almanach, il y avait en 2005 1,08 milliard d’utilisateurs d’Internet; les projections pour 2010 s’établissent à 1,8 milliard. Dans une perspective globale, au mieux, on parlerait de 25 % de la population du globe.

À mon avis, si le Web a eu un effet réel pour changer les choses en 2006, du moins aux États-Unis, c’est à cause des blogues qui ont dominé le discours politique et permis de déloger le Parti républicain.  C’est vrai que plus généralement, les blogues ont servi de psychothérapie à des millions de personnes, économisant ainsi des milliards en soins de santé, mais de là à dire que le Web se mérite l’hommage annuel de Time pour avoir imprimé un nouveau sentiment de collectivité, j’en doute.

Puis il y a cette ambiguïté de la langue anglaise à propos du «you» qui signifie autant, selon le contexte, «vous» que «toi».  Cette particularité linguistique n’est pas unique à l’anglais.  Par exemple, en créole, «nou» signifie aussi bien nous que vous.  On a intérêt à bien saisir le contexte, croyez-moi.

Donc, Time en utilisant «You» voulait-il dire «vous» ou «toi»?

La question mérite d’être posée car elle a une incidence sur la véritable signification de l’hommage que tente de rendre Time au Web.  Le magazine vous rend-t-il hommage collectivement pour vos activités en ligne, ou te rend-t-il hommage à toi qui y évolue parfois en autarcie?

You.Dans la version imprimée, la couverture du magazine est constituée d’une surface métallique réfléchissante donnant une effet miroir.  En la regardant, on voit son image reflétée.  Sur le site Web, on a droit à un diaporama constitué de 11 vignettes, dont une d’un militaire, et une autre d’une jolie brunette dont on ne sait trop si elle parle à une autre personne sur un portable vidéo ou si elle est en train de prendre un autoportrait.  Or, toutes ces vignettes illustrent des personnes... seules.  Où est donc la collectivité dont on parle?  A-t-on joué, avec ces deux thèmes de présentation adaptés en fonction de deux médias, le vous ou le toi?

MAJ : 29 décembre

Ce billet a été repris sur AgoraVox et Yahoo! Actualités.
|

5.12.06

Femmes blessées

À l’émission Ici comme ailleurs du 8 décembre 1989, réalisée par Louise Carrière et animée par Michel Desautels, la radio de Radio-Canada diffusait ce qui suit.

Michel Desautels :
On peut, j’imagine, mesurer souvent l’importance d’un événement à la durée de son impact et à la progression des sentiments que cela provoque.  Dans le cas de ce qui s’est produit avant-hier à l’Université de Montréal, à l’École Polytechnique, je trouve que c’est un assez bon exemple.  Parce que, au-delà de la surprise, de l’étonnement, de la colère et de tout le reste, on se rend compte au fur et à mesure que les heures passent, que notre bouillonnement intérieur change de couleur, de ton...  Les questions remontent, prennent de l’envergure, puis reviennent à l’intime...  Enfin bref, on est loin d’être sorti du traumatisme que cela peut provoquer chez à peu près tout le monde.  Pierre Bourgault, normalement, n’était pas avec nous aujourd’hui mais on l’a quand même invité à venir faire un petit tour, histoire de partager avec nous ses réflexions.  Je ne sais pas si ce que je dis là vous dit ou non quelque chose, mais c’est vrai qu’on passe d’un extrême à l’autre de la gamme des émotions, au fur et à mesure qu’on reprend certains aspects, objectifs pour les uns, sociaux pour les autres, et puis qu’on revient encore à des individus qu’on aurait pu toucher, connaître...

Pierre Bourgault :
Pour ma part, je suis assez fataliste.  Et en général dans ces cas-là, moi je n’éprouve pas de sentiments partagés.  Je n’en ai qu’un qui s’appelle la peine.  Par exemple, je me souviens de la mort de Monsieur René Lévesque.  Je rentre chez moi vers une heure du matin et c’est un journaliste du Journal de Montréal qui m’appelle pour m’annoncer la nouvelle et me demander des commentaires.  Je n’ai aucun commentaire : tout ce que je ressens, c’est de la peine.  Avec ce qui s’est passé ces derniers jours, c’est encore cela que je ressens le mieux : c’est de la peine.  Et je trouve que le Journal de Montréal de ce matin a fait un grand titre en première page qui résume bien ce que je ressens et probablement ce que beaucoup de gens ressentent : «Le Québec blessé».  On a l’impression d’une immense blessure qui mettra beaucoup de temps à se refermer.

Alors moi, j’ai de la peine devant ce genre de choses-là.  Par contre, j’essaie de voir un peu la signification de l’événement.  D’abord, je me rends compte que c’est le premier crime sexiste avoué.  Il y a eu des milliers de crimes sexistes dans l’histoire du monde mais les hommes se sont toujours arrangés pour ne pas les avouer comme tels.  On avait une raison de faire ceci, on avait une raison de faire cela...  Tandis que dans ce cas-là, c’est un crime sexiste avoué comme tel : «Je hais les femmes, je tue les femmes, je tue les féministes parce qu’elles veulent se libérer...» C’est le message que le criminel nous envoie de façon très nette et très claire.  Donc, il y a quelque chose de nouveau là : un crime qui peut avoir une valeur exemplaire, c’est-à-dire qu’après des millénaires, il y a finalement un homme qui avoue qu’il hait les femmes.  On a l’impression, nous, étant hommes, qu’il nous force à avouer une part de notre misogynie collective.

D’autre part, c’est un crime politique parce qu’il vise un groupe particulier.  C’est comme l’apartheid en Afrique du Sud : on tue des noirs parce qu’ils sont noirs, et non parce que ce sont des êtres humains qui ont fait ceci ou cela.  Ça ressemble aux crimes politiques de Hitler : ont tue des Juifs parce qu’ils sont Juifs, et non pas parce qu’ils sont des ennemis de l’État, des criminels ou quoi que ce soit d’autre.  Dans ce cas-ci, on tue des femmes parce qu’elles sont des femmes.  Leur seul crime, c’est d’être des femmes.  Donc, selon moi, il s’agit d’un crime politique.

On a parlé d’un geste isolé et je pense que oui, c’est un geste isolé de par sa nature.  Je ne pense pas qu’on va retrouver ce genre de crime toutes les semaines dans notre société.  Nous n’en avons pas connu de cette sorte auparavant et je serais surpris qu’on en connaisse de cette sorte - enfin, je peux me tromper - mais je ne crois pas que cela se répète tous les mois, dans les années qui viennent.  Le geste est isolé de par sa nature, mais il n’est pas isolé historiquement.  C’est un crime collectif contre les femmes.  Et les crimes collectifs contre les femmes, il y en a eu de toutes sortes depuis toujours, et ils continuent à se perpétuer aujourd’hui.  Je n’ai pas fait une liste exhaustive de ces crimes, mais je veux en rappeler quelques-uns.

D’abord, l’assassinat des bébés-filles, dans nombre de sociétés, notamment la société chinoise.  Évidemment, on apporte toutes sortes de raisons, le plus souvent économiques, pour dire : «Bon, quand les bébés-filles naissent, il faut les faire disparaître parce qu’ils ne peuvent pas être utiles à la société.  On va garder les bébés-garçons...» Ensuite, il y a l’excision et autres mutilations de toutes sortes qu’on retrouve à travers l’histoire du monde, dans nombre de pays, et qui se perpétuent encore aujourd’hui.  Pour moi, c’est un crime collectif contre les femmes.  Les crimes collectifs des différentes Églises, y compris la catholique.  L’exclusion, la soumission, l’humiliation.  Il y a le tchador.  C’est un symbole de soumission presque éternel, imposé aux femmes de la religion musulmane.  Dans la religion catholique, on sait très bien que les femmes n’y ont aucun droit et surtout pas le droit d’exercer les mêmes fonctions que les hommes.  Tout cela, avec le prétexte - vicieux, je crois, qu’il s’agit de la volonté de Dieu.  On se souviendra que la femme dans l’Église catholique n’a découvert son âme que depuis quelques années.  Pendant des siècles, on s’est demandé si la femme avait une âme et on répondait «Non».  C’est un crime collectif des Églises contre les femmes.

Il y a les lois que nous nous sommes votés depuis des siècles qui interdisaient aux femmes de voter, de tester, de contracter, de s’instruire - je pourrais en rajouter jusqu’à demain matin! Il y a bien sûr des progrès évidents de ce côté-là dans notre société, mais c’est loin d’être complètement acquis.  Pendant des millénaires, les femmes ont vécu sous des lois qui étaient de véritables crimes collectifs contre elles.  Les harems, qu’on retrouve encore partout dans le monde, officiels ou officieux.  Je pense qu’il s’agit là d’un crime collectif contre les femmes.  La prostitution obligée - je ne parle pas de la prostitution librement consentie par un homme ou une femme qui décide librement de s’y adonner.  Je parle de la prostitution des femmes surtout, parce que la plupart du temps elle n’est pas consentie par les femmes elles-mêmes, qu’elle est obligée, qu’elle est imposée par les hommes sur ces femmes.

Les femmes battues et violentées, dont on entend beaucoup parler.  C’est une réalité présente dans notre société comme dans beaucoup d’autres, ça a toujours existé et ça existe encore aujourd’hui, malheureusement.  C’est un crime violent contre les femmes.

Et il y a finalement, si je voulais résumer, ce que j’appellerais «l’esclavage généralisé des femmes».  On les a parquées dans des rôles de soumission totale depuis toujours, et c’est au moment où les progrès commencent à se faire qu’on s’aperçoit évidemment que le «backlash» peut être terrible.  Et le crime qui nous occupe aujourd’hui, moi, je ne crois pas que ce soit l’expression de la misogynie généralisée historique des hommes.  Je pense plutôt qu’il est l’expression extrême du «backlash» face au mouvement de libération des femmes.

Donc, vous voyez, tous ces crimes non avoués et pourtant ce sont des crimes collectifs contre les femmes.  Encore aujourd’hui, beaucoup d’hommes refusent de reconnaître qu’il s’agissait ou qu’il s’agit de crimes contre les femmes.  Je vois l’événement d’il y a deux jours comme un réquisitoire violent qui nous fait un résumé absolument saisissant de la souffrance plusieurs fois millénaire des femmes.  Si quelqu’un ne comprend pas à partir du symbole que le tueur nous met en pleine face aujourd’hui, c’est qu’il ne peut pas comprendre.  L’inavouable et l’inavoué apparaissent tout à coup dans toute leur clarté.  Voilà la condition des femmes.  C’est ce qu’on nous dit, violemment, durement.

Évidemment, on cherche des coupables.  Qui est coupable? J’ai entendu des femmes dire à la radio : «Nous sommes allées trop loin dans nos revendications.» Il y a beaucoup d’hommes qui vont dire : «Oui, oui, c’est vrai...» Il y a même des femmes qui vont dire que c’est vrai.  Or, ce n’est pas vrai.  Les femmes ne sont coupables de rien.  Les victimes ne sont coupables de rien.

Il y a la culpabilité des hommes.  Moi, je ne me sens pas coupable.  Je sens une responsabilité collective, mais je ne me sens pas coupable.  Je refuse le discours qui dit que tous les hommes sont des violeurs, des batteurs de femmes, des tueurs en puissance.  Et je pense que les hommes comme les femmes doivent refuser de se laisser culpabiliser face au geste d’un homme en particulier.  Aussitôt que nous généralisons, nous devons racistes, sexistes.  Il y avait un tract sur le mur, à l’université du Québec, hier, que j’ai trouvé dangereux.  Parce qu’on y disait textuellement : «De la blague sexiste au génocide, il n’y a qu’un pas.» Or, ce n’est pas vrai.  Et c’est dangereux d’affirmer des choses de cette sorte : c’est de cette façon qu’on coupe tout dialogue.  À mon sens, à ce moment-ci, ce dont nous avons le plus besoin, c’est du dialogue.

Nous n’entendons presque plus le discours des hommes.  Il se vit tous les jours.  Les hommes continuent de vivre leur discours, d’exercer le pouvoir à leur façon, d’avoir toutes sortes de violences envers les femmes, envers les enfants, envers d’autres hommes.  Ils continuent de perpétrer des crimes contre l’humanité mais nous n’entendons plus le discours.  Il est un peu occulté par le discours des femmes, ce nouveau discours que nous entendons très clairement depuis quelques années.  Mais ce sont deux monologues qui se rejettent l’un l’autre : un discours de femme qui très souvent rejette tous les hommes, un discours d’homme qui très souvent rejette toutes les femmes.

Si nous voulons reprendre le dialogue, il faudra accepter de ne pas rejeter en bloc ni l’un ni l’autre des discours.  Mais avoir le courage de les discuter entièrement et par morceaux.  Les hommes ont souvent tort, mais les femmes n’ont pas toujours raison.  Il faudra que de part et d’autre, nous trouvions le courage de nous dire à l’occasion que cela n’est pas vrai, ou que cela ne se vérifie pas, ou que cela affaiblit le discours ou bien des hommes, ou bien des femmes.  Parce que, au-delà de tous nos discours, il y a une chose que nous partageons, pour le meilleur et pour le pire : c’est la condition humaine.  Généreuse et monstrueuse tout à la fois.  Je ne crois pas que les hommes soient meilleurs que les femmes, et je ne crois pas que les femmes soient meilleures que les hommes en aucune façon.

Alors voilà...  Je pense que je n’ai pas grand-chose à ajouter à la peine que je ressens.  J’ai la plus grande peine.  Je pense que devant une femme qui pleure, devant un homme qui pleure, devant un enfant qui pleure, on devrait toujours éprouver la plus grande des peines. 
|