Des canicules : retour sur Chicago en 1995
Une canicule est une période de grande chaleur associée à la constellation du Grand Chien, quand létoile Sirius se lève et se couche avec le soleil, du 24 juillet au 24 août. Ce sont les jours de la canicule, canicularis dies. En anglais on parle de cette période comme les dog days of Summer (les jours du chien), expression immortalisée dans un film de Sidney Lumet en 1975, Dog Day Afternoon, dont laction se déroule par une journée torride. La traduction du titre en français, Un après-midi de chien, a malheureusement détourné le sens de lexpression.
Depuis quelques années, les épisodes caniculaires se font plus précoces dans lannée et fréquents. Par exemple, ces jours-ci, le sud de lEurope est aux prises avec une canicule et les gouvernements de France, dEspagne, dItalie et du Portugal mettent en oeuvre les plans dintervention pour éviter une reprise de lhécatombe de 2003. Pour rappel, la canicule européenne cette année-là aurait fait entre 30 000 et 40 000 morts.
Chicago, 1995. Le mercredi 12 juillet, le Chicago Sun-Times publie un court article, relégué en page 3, sur limminence dune vague de chaleur qui pourrait savérer mortelle (Heat Wave on the Way - And It Can Be a Killer). On annonce également que les taux dozone et dhumidité seront élevés, et que lindice de chaleur (température ressentie) pourrait atteindre les 49C. Le lendemain, le mercure atteint les 40C, et lindice de chaleur (humidex) 53C. Au cours des cinq jours qui suivent, on dénombrera plus de 700 morts attribuables à la chaleur. Cette vague de chaleur mortelle est lobjet du livre du sociologue Eric Klinenberg, Heat Wave: A Social Autopsy of Disaster in Chicago.
Plusieurs éléments du livre le distinguent dautres ouvrages du genre, à commencer par cette notion de «post-mortem social» dune tragédie urbaine. Lauteur rappelle quà la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des scientifiques comme Rudolph Virchow et William Osler ont lutté pour légitimer et institutionnaliser lautopsie pour déterminer la cause de décès dans le but daccroître lefficacité du traitement médical. Klinenberg adapte donc le modèle à létude de la canicule mortelle de Chicago en 1995. Il écrit : «Comme cest le cas pour toutes les autopsies, cet examen de la vague de chaleur de 1995 tient lespoir quen étudiant la mort on comprenne davantage la vie, et aussi les façons de la protéger.»
Ce qui ressort dans plusieurs chapitres de ce livre est que la principale vulnérabilité des victimes était leur isolement social. Les études épidémiologiques sur la vague de chaleur ont clairement établi un lien entre lisolement et la mortalité, et les commissions politiques qui ont enquêté sur la tragédie sont arrivées à cet égard à deux conclusions principales. Dune part, de plus en plus de personnes âgées aux États-Unis vivent seul (ce qui est confirmée par les données du Bureau des recensements). Dautre part, la majorité de ces personnes qui vivent seul sont fières de cette autonomie et sabstiennent de demander ou daccepter quelconque aide parce quelle compromettrait leur identité comme personnes auto-suffisantes.
Klinenberg ne réfute pas ces deux constatations, mais soumet quelles nexpliquent pas complètement pourquoi tant de victimes de la canicule étaient des personnes qui habitaient seul. Dans un de ses chapitres, il explore quatre tendances qui contribuent à la vulnérabilité comme groupe des personnes âgées (et souvent démunies) aux États-Unis, tendances quon retrouve aussi dans la plupart des sociétés industrialisées.
Dabord le poids démographique croissant de cette tranche de la population. Ensuite, une culture de la peur, de la crainte de la violence réelle ou perçue dans lentourage conjuguée à la valorisation de lindividualisme et de lauto-suffisance. Aussi, une transformation de lespace marquée par la dégradation, la fortification ou la disparition despaces publics sûrs. Enfin, une condition liée au genre qui affecterait surtout les hommes sans enfants et aux prises avec des problèmes de consommation dalcool ou de drogues.
Sur ce dernier point, Klinenberg en arrive à un constat inattendu. Il écrit : «Le paradoxe selon lequel les femmes âgées sont plus susceptibles que les hommes de vivre seul, mais beaucoup moins susceptibles davoir rompu des liens sociaux, apparaît dans toute sa clarté à lexamen des dossiers des personnes décédées. Jai trouvé les dossiers de 56 personnes dont les corps navaient pas été réclamés à la morgue et avaient été inhumés aux frais des autorités de comtés ou de lÉtat. Or, 44 dentre eux, environ 80 %, étaient des hommes, un indicateur probant que les hommes ont souffert de manière disproportionnée des conséquences de lisolement social au cours de la crise.»
Selon Klinenberg, les hommes qui atteignent la vieillesse ont plus de difficulté que les femmes à entretenir des liens sociaux, héritage de léducation reçue et de la vie adulte des personnes de cette tranche dâge. Alors que les hommes se définissent souvent en fonction de leur milieu de travail et des liens qui sy tissent, les femmes tissent des réseaux de contacts plus élaborés et fertiles quils maintiennent une fois la vieillesse atteinte. Pour les hommes, la rupture avec leur milieu de travail se solde souvent par un repli sur soi et un isolement qui, en situation de crise comme la canicule de 1995 à Chicago, augmente le taux de mortalité de cette catégorie de la population.
Heat Wave comporte aussi un chapitre fort pertinent sur le rôle que les médias ont joué durant la canicule de 1995 à Chicago, et sur le fonctionnement de la «machine médiatique». Par exemple, le samedi 15 juillet fut la journée la plus mortelle de la canicule de Chicago, on dénombra alors quelque 300 victimes. Les fins de semaine, les journaux fonctionnent avec un effectif réduit, ce sont principalement des reporters généralistes, des stagiaires ou des journalistes à contrat de durée déterminée (les one-years dans le jargon) qui saffairent dans les salles de rédaction.
Un journal comme le Chicago Tribune navait donc pas à sa disposition un journaliste scientifique pour traiter du phénomène dinversion thermique et des autres facteurs météorologiques qui étaient responsables de la canicule. Les journalistes dont laffectation principale était les services publics (police, incendie, ambulances, bureau du coroner, morgue, etc.) étaient également en congé, tout comme ceux affectés à lhôtel de ville et à la politique municipale. Faute de ces spécialistes, il était donc difficile pour le journal davoir une idée précise de lampleur de la tragédie qui se déroulait, et de la réaction des services publics.
Klinenberg décrit aussi une discussion houleuse dans une salle de rédaction de chaîne de télévision au sujet de limportance à donner à lévénement. Devait-on amorcer le bulletin de nouvelles avec le chroniqueur météo? Fallait-il prendre lantenne en direct dès quun développement survenait? Fallait-il produire des reportages à dimension humaine (human interest stories) ou encore enclencher en mode catastrophe et se transformer, ne fut-ce que pour quelques jours, en télévision de service public.
La chaleur se résorba, la ville compta ses morts, les politiciens déclinèrent toute responsabilité. Deux semaines après, une nouvelle vague de chaleur envahit la ville, plus courte et moins extrême que la première. La température atteignit 35 degrés, et lindice de chaleur 40 degrés. Les mêmes politiciens qui avaient déclaré navoir rien pu faire pour éviter la première tragédie ordonnèrent des interventions immédiates. Une population déjà sensibilisée aux précautions à prendre en cas de chaleur accablante sembla saccommoder sans trop de difficulté. On ne dénombra au cours de ce second épisode caniculaire que deux morts attribuables à la chaleur.
En 1999, Chicago vécut un autre épisode caniculaire de lampleur de celui de juillet 1995, mais les autorités municipales disposaient alors dun plan dintervention très complet : communication avec les médias, ouverture de centres de répit, transport gratuit en autobus vers ces centres, appels téléphoniques aux personnes âgées, visites en personnes aux personnes âgées vivant seul. Le bilan fut lourd, on compta 110 morts, mais tout de même une fraction de ce quon avait eu à déplorer en 1995.
Pour Klinenberg, il serait injuste de jeter le blâme sur un organisme ou un individu pour ce qui arriva à Chicago en 1995. «La canicule mortelle représente un échec collectif, et la recherche de boucs émissaires, que ce soit le maire, les médias ou les services de santé, ne fait que nous éloigner des vrais problèmes. Nous savons quil y aura davantage de canicules, toutes les études sur le réchauffement de la planète le confirment. La seule façon déviter dautres désastres est de sattaquer à lisolement, à la pauvreté et à la peur qui prévalent dans tant de nos cités.»
En complément de lecture :
Autopsie dun été meurtrier à Chicago
par Eric Klinenberg
Le Monde diplomatique, août 1997
Plan montréalais de prévention et protection en cas de chaleur accablante (format PDF)
Agence de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux
13 juin 2005
Plan canicule 2005
Ville de Paris
Consortium Ouranos
Ouranos a pour mission de favoriser l'acquisition de connaissances pour mieux évaluer les changements climatiques régionaux et leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques.
Depuis quelques années, les épisodes caniculaires se font plus précoces dans lannée et fréquents. Par exemple, ces jours-ci, le sud de lEurope est aux prises avec une canicule et les gouvernements de France, dEspagne, dItalie et du Portugal mettent en oeuvre les plans dintervention pour éviter une reprise de lhécatombe de 2003. Pour rappel, la canicule européenne cette année-là aurait fait entre 30 000 et 40 000 morts.
Chicago, 1995. Le mercredi 12 juillet, le Chicago Sun-Times publie un court article, relégué en page 3, sur limminence dune vague de chaleur qui pourrait savérer mortelle (Heat Wave on the Way - And It Can Be a Killer). On annonce également que les taux dozone et dhumidité seront élevés, et que lindice de chaleur (température ressentie) pourrait atteindre les 49C. Le lendemain, le mercure atteint les 40C, et lindice de chaleur (humidex) 53C. Au cours des cinq jours qui suivent, on dénombrera plus de 700 morts attribuables à la chaleur. Cette vague de chaleur mortelle est lobjet du livre du sociologue Eric Klinenberg, Heat Wave: A Social Autopsy of Disaster in Chicago.
Plusieurs éléments du livre le distinguent dautres ouvrages du genre, à commencer par cette notion de «post-mortem social» dune tragédie urbaine. Lauteur rappelle quà la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des scientifiques comme Rudolph Virchow et William Osler ont lutté pour légitimer et institutionnaliser lautopsie pour déterminer la cause de décès dans le but daccroître lefficacité du traitement médical. Klinenberg adapte donc le modèle à létude de la canicule mortelle de Chicago en 1995. Il écrit : «Comme cest le cas pour toutes les autopsies, cet examen de la vague de chaleur de 1995 tient lespoir quen étudiant la mort on comprenne davantage la vie, et aussi les façons de la protéger.»
Ce qui ressort dans plusieurs chapitres de ce livre est que la principale vulnérabilité des victimes était leur isolement social. Les études épidémiologiques sur la vague de chaleur ont clairement établi un lien entre lisolement et la mortalité, et les commissions politiques qui ont enquêté sur la tragédie sont arrivées à cet égard à deux conclusions principales. Dune part, de plus en plus de personnes âgées aux États-Unis vivent seul (ce qui est confirmée par les données du Bureau des recensements). Dautre part, la majorité de ces personnes qui vivent seul sont fières de cette autonomie et sabstiennent de demander ou daccepter quelconque aide parce quelle compromettrait leur identité comme personnes auto-suffisantes.
Klinenberg ne réfute pas ces deux constatations, mais soumet quelles nexpliquent pas complètement pourquoi tant de victimes de la canicule étaient des personnes qui habitaient seul. Dans un de ses chapitres, il explore quatre tendances qui contribuent à la vulnérabilité comme groupe des personnes âgées (et souvent démunies) aux États-Unis, tendances quon retrouve aussi dans la plupart des sociétés industrialisées.
Dabord le poids démographique croissant de cette tranche de la population. Ensuite, une culture de la peur, de la crainte de la violence réelle ou perçue dans lentourage conjuguée à la valorisation de lindividualisme et de lauto-suffisance. Aussi, une transformation de lespace marquée par la dégradation, la fortification ou la disparition despaces publics sûrs. Enfin, une condition liée au genre qui affecterait surtout les hommes sans enfants et aux prises avec des problèmes de consommation dalcool ou de drogues.
Sur ce dernier point, Klinenberg en arrive à un constat inattendu. Il écrit : «Le paradoxe selon lequel les femmes âgées sont plus susceptibles que les hommes de vivre seul, mais beaucoup moins susceptibles davoir rompu des liens sociaux, apparaît dans toute sa clarté à lexamen des dossiers des personnes décédées. Jai trouvé les dossiers de 56 personnes dont les corps navaient pas été réclamés à la morgue et avaient été inhumés aux frais des autorités de comtés ou de lÉtat. Or, 44 dentre eux, environ 80 %, étaient des hommes, un indicateur probant que les hommes ont souffert de manière disproportionnée des conséquences de lisolement social au cours de la crise.»
Selon Klinenberg, les hommes qui atteignent la vieillesse ont plus de difficulté que les femmes à entretenir des liens sociaux, héritage de léducation reçue et de la vie adulte des personnes de cette tranche dâge. Alors que les hommes se définissent souvent en fonction de leur milieu de travail et des liens qui sy tissent, les femmes tissent des réseaux de contacts plus élaborés et fertiles quils maintiennent une fois la vieillesse atteinte. Pour les hommes, la rupture avec leur milieu de travail se solde souvent par un repli sur soi et un isolement qui, en situation de crise comme la canicule de 1995 à Chicago, augmente le taux de mortalité de cette catégorie de la population.
Heat Wave comporte aussi un chapitre fort pertinent sur le rôle que les médias ont joué durant la canicule de 1995 à Chicago, et sur le fonctionnement de la «machine médiatique». Par exemple, le samedi 15 juillet fut la journée la plus mortelle de la canicule de Chicago, on dénombra alors quelque 300 victimes. Les fins de semaine, les journaux fonctionnent avec un effectif réduit, ce sont principalement des reporters généralistes, des stagiaires ou des journalistes à contrat de durée déterminée (les one-years dans le jargon) qui saffairent dans les salles de rédaction.
Un journal comme le Chicago Tribune navait donc pas à sa disposition un journaliste scientifique pour traiter du phénomène dinversion thermique et des autres facteurs météorologiques qui étaient responsables de la canicule. Les journalistes dont laffectation principale était les services publics (police, incendie, ambulances, bureau du coroner, morgue, etc.) étaient également en congé, tout comme ceux affectés à lhôtel de ville et à la politique municipale. Faute de ces spécialistes, il était donc difficile pour le journal davoir une idée précise de lampleur de la tragédie qui se déroulait, et de la réaction des services publics.
Klinenberg décrit aussi une discussion houleuse dans une salle de rédaction de chaîne de télévision au sujet de limportance à donner à lévénement. Devait-on amorcer le bulletin de nouvelles avec le chroniqueur météo? Fallait-il prendre lantenne en direct dès quun développement survenait? Fallait-il produire des reportages à dimension humaine (human interest stories) ou encore enclencher en mode catastrophe et se transformer, ne fut-ce que pour quelques jours, en télévision de service public.
La chaleur se résorba, la ville compta ses morts, les politiciens déclinèrent toute responsabilité. Deux semaines après, une nouvelle vague de chaleur envahit la ville, plus courte et moins extrême que la première. La température atteignit 35 degrés, et lindice de chaleur 40 degrés. Les mêmes politiciens qui avaient déclaré navoir rien pu faire pour éviter la première tragédie ordonnèrent des interventions immédiates. Une population déjà sensibilisée aux précautions à prendre en cas de chaleur accablante sembla saccommoder sans trop de difficulté. On ne dénombra au cours de ce second épisode caniculaire que deux morts attribuables à la chaleur.
En 1999, Chicago vécut un autre épisode caniculaire de lampleur de celui de juillet 1995, mais les autorités municipales disposaient alors dun plan dintervention très complet : communication avec les médias, ouverture de centres de répit, transport gratuit en autobus vers ces centres, appels téléphoniques aux personnes âgées, visites en personnes aux personnes âgées vivant seul. Le bilan fut lourd, on compta 110 morts, mais tout de même une fraction de ce quon avait eu à déplorer en 1995.
Pour Klinenberg, il serait injuste de jeter le blâme sur un organisme ou un individu pour ce qui arriva à Chicago en 1995. «La canicule mortelle représente un échec collectif, et la recherche de boucs émissaires, que ce soit le maire, les médias ou les services de santé, ne fait que nous éloigner des vrais problèmes. Nous savons quil y aura davantage de canicules, toutes les études sur le réchauffement de la planète le confirment. La seule façon déviter dautres désastres est de sattaquer à lisolement, à la pauvreté et à la peur qui prévalent dans tant de nos cités.»
En complément de lecture :
Autopsie dun été meurtrier à Chicago
par Eric Klinenberg
Le Monde diplomatique, août 1997
Plan montréalais de prévention et protection en cas de chaleur accablante (format PDF)
Agence de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux
13 juin 2005
Plan canicule 2005
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