Nous, les médias?
Après Du bon usage de la piraterie de Florent Latrive, cest au tour de Dan Gillmor de publier un livre «shareware», cest-à-dire disponible sans frais en version intégrale sur Internet en format PDF. Il sagit de We the Media: Grassroots Journalism by the People, for the People. Le livre possède également son propre blogue.
Campons dabord le sujet. Cest le «We the People...» qui figure en préambule à la Constitution des États-Unis, ce «Nous le peuple...», qui inspire le titre du livre de Gillmor qui devient «Nous les médias...». Le thème, tout comme le titre, nest pas nouveau. En 1997, Don Hazen et Julie Winokur avaient publié leur We the Media: A Citizen's Guide to Fighting for Media Democracy dont lesprit recoupait le propos de Gillmor. Celui-ci soutient que lon assiste, possiblement (on y reviendra), à une refonte totale de lunivers informationnel. Ce remaniement implique une modification des rôles des trois constituantes de cet univers, soit les journalistes, ceux et celles qui «font» la nouvelle, et le public. Le moteur de ces bouleversements est ce que Gillmor appelle le «grassroots journalism», un concept plus horizontal et plus ouvert du journalisme.
Lévolution de la presse au vingtième siècle a fait en sorte que les grands médias ont agi comme des prédicateurs, que linformation était livrée du haut de la chaire médiatique, et que le public était libre ou non de gober les propos. Ce public avait peu de recours véritables sil voulait être entendu : écrire une lettre, envoyer une télécopie, laisser un message sur un répondeur, annuler son abonnement, ne plus syntoniser une émission? Pour Gillmor, ce système a engendré un sentiment dautosatisfaction et darrogance chez les journalistes, et sil a relativement bien fonctionné (du point de vue des médias) pendant des années, il nest plus viable à long terme. Le journalisme de demain, la diffusion de linformation, séloignera du modèle «sermon» et sera davantage une conversation entre producteurs et consommateurs dinformation.
Gillmor nest pas étranger au concept dinfo/conversation. Pour la petite histoire, disons quil a publié sur son blogue des brouillons de chapitres du livre en cours de rédaction, et quil invitait les lecteurs à les critiquer et à les commenter. Cette démarche «en marge de lécriture» nous rappellera le livre Dixit Laurent Laplante dans lequel Laplante revenait, sous forme de livre, sur certains de ses textes publiés sur le Web, à la lumière de commentaires reçus de son lectorat. Ou plus récemment, ses billets des 18 novembre et 22 novembre, «Retour sur des textes récents», desquels ils disait : «Quelques courriels reçus récemment ont ravivé en moi des questions auxquelles je n'accordais peut-être pas suffisamment d'attention. [...] Même si je réfère explicitement à des courriels en particulier, il va de soi que quiconque peut m'éclairer sur la suite à donner à mes Dixit est invité à le faire.»
Gillmor et Laplante ne sont pas seuls à privilégier une communication plus étroite avec leurs lecteurs. Hier, le journaliste et blogueur Josh Marshall soulignait discrètement le quatrième anniversaire de son blogue «Talking Points Memo». Il remerciait chaleureusement ses lecteurs : «Non seulement ce site nexisterait pas sans ses lecteurs (ce qui est vrai pour toute publication), mais lécriture en serait impossible sans eux (ce qui est loin dêtre vrai pour toutes les publications) puisque tellement didées, de contacts, de petits faits significatifs et dobservations perspicaces me viennent de courriels de lecteurs. Si vous navez jamais écrit de blogue, je ne suis pas certain que vous puissiez comprendre combien cela est vrai.»
Cest évidemment Internet et la technologie qui viennent bousculer le jeu des médias traditionnels, et Gillmor parle même de «collision» entre journalisme et technologie. Si certains journalistes emboîtent le pas et sadaptent, par exemple, à la formule des blogues, Gillmor nest pas persuadé que, blogue ou pas, lélément le plus important, lécoute, soit au rendez-vous. Le modèle est toujours descendant (top down) et peu de journalistes acceptent que la conversation soit davantage importante que les affirmations pontifiantes.
Ceux et celles qui «font» la nouvelle tardent également à sadapter, à souvrir, craignant dafficher leur vulnérabilité. La récente présidentielle aux États-Unis a donné des exemples frappants dutilisation de la technologie par les politiciens, inutile de revenir sur lexemple Howard Dean, ni sur lincapacité du clan Kerry à poursuivre le travail accompli.
Sil y a adaptation, adoption de la technologie, elle vient du public, ce que Gillmor appelle le «former audience», ou lancien public (voir chapitre 7). Il y a dune part ceux et celles qui se sont toujours exprimé face aux médias, malgré la faiblesse des moyens à leurs disposition. Ils ont maintenant accès aux blogues, aux forums de discussion, au courriel. Puis, il y a une catégorie nouvelle de «consommateurs avertis» dinformation qui disposent eux aussi des moyens dexprimer leur accord ou leur désaveu face à linformation quon leur sert.
Et cest ce qui compte pour Gillmor, que les gens sexpriment : «Cest une des choses les plus saines à arriver depuis longtemps dans lunivers des médias. Nous entendons de nouvelles voix, pas nécessairement de personnes qui voudraient gagner leur vie à sexprimer, mais tout simplement de gens qui veulent donner leur opinion et être entendus, même si ce nest que par un petit groupe.» (p. 137)
Lauteur parle évidemment des blogues. «Une des principales critiques que lon puisse adresser aux blogues est quils sont refermés sur eux-mêmes. Sans doute, bon nombre nont dintérêt que pour ceux et celles qui les écrivent et leur entourage. Mais ce nest pas une raison pour ne pas en tenir compte, ni pour ne pas accorder de valeur à léchange entre individus. Dans ce contexte, ce que je trouve stimulant, cest le nombre grandissant de blogues écrits par des gens qui parlent de manière intelligente du domaine quils connaissent en propre. Les blogues peuvent représenter un engagement civique.» (p. 137)
Que nous réserve lavenir? Gillmor souhaiterait que les journalistes, les politiciens et les grandes sociétés engagent un meilleur dialogue avec le public et fassent preuve dune plus grande transparence. Nous aurions ainsi de meilleurs médias, et une démocratie plus saine. Il craint toutefois, en donnant plusieurs exemples à lappui, que son souhait ne se réalisera pas. Si les grands médias sont des dinosaures, ils ne mourront pas sans se battre dit-il. Ils tenteront, avec lappui des pouvoirs politiques, dassurer leur mainmise sur les nouveaux médias plutôt que les voir éroder leur modèle économique traditionnel. À cet égard, lire attentivement le chapitre 11, «Lempire contre-attaque».
On termine la lecture du livre de Gillmor avec un sentiment de perplexité. Dune part, tous les facteurs matériels et techniques sont réunis pour ménager la transition du sermon médiatique à la conversation citoyenne, pour le plus grand bien du public; dautre part il y a une très forte résistance au changement de la part des médias et de ceux qui font la nouvelle.
Tentons un exercice de logique. Si les médias et le journalisme corporatif sentent quil y a quelque chose à perdre dans la refonte du système informationnel, cest quils profitent de ce système. En revanche, si le public sent quil a tout à gagner dune telle refonte du système actuel, cest quil nen tire rien qui vaille, ou encore si peu quil soit prêt à miser sur le changement.
Campons dabord le sujet. Cest le «We the People...» qui figure en préambule à la Constitution des États-Unis, ce «Nous le peuple...», qui inspire le titre du livre de Gillmor qui devient «Nous les médias...». Le thème, tout comme le titre, nest pas nouveau. En 1997, Don Hazen et Julie Winokur avaient publié leur We the Media: A Citizen's Guide to Fighting for Media Democracy dont lesprit recoupait le propos de Gillmor. Celui-ci soutient que lon assiste, possiblement (on y reviendra), à une refonte totale de lunivers informationnel. Ce remaniement implique une modification des rôles des trois constituantes de cet univers, soit les journalistes, ceux et celles qui «font» la nouvelle, et le public. Le moteur de ces bouleversements est ce que Gillmor appelle le «grassroots journalism», un concept plus horizontal et plus ouvert du journalisme.
Lévolution de la presse au vingtième siècle a fait en sorte que les grands médias ont agi comme des prédicateurs, que linformation était livrée du haut de la chaire médiatique, et que le public était libre ou non de gober les propos. Ce public avait peu de recours véritables sil voulait être entendu : écrire une lettre, envoyer une télécopie, laisser un message sur un répondeur, annuler son abonnement, ne plus syntoniser une émission? Pour Gillmor, ce système a engendré un sentiment dautosatisfaction et darrogance chez les journalistes, et sil a relativement bien fonctionné (du point de vue des médias) pendant des années, il nest plus viable à long terme. Le journalisme de demain, la diffusion de linformation, séloignera du modèle «sermon» et sera davantage une conversation entre producteurs et consommateurs dinformation.
Gillmor nest pas étranger au concept dinfo/conversation. Pour la petite histoire, disons quil a publié sur son blogue des brouillons de chapitres du livre en cours de rédaction, et quil invitait les lecteurs à les critiquer et à les commenter. Cette démarche «en marge de lécriture» nous rappellera le livre Dixit Laurent Laplante dans lequel Laplante revenait, sous forme de livre, sur certains de ses textes publiés sur le Web, à la lumière de commentaires reçus de son lectorat. Ou plus récemment, ses billets des 18 novembre et 22 novembre, «Retour sur des textes récents», desquels ils disait : «Quelques courriels reçus récemment ont ravivé en moi des questions auxquelles je n'accordais peut-être pas suffisamment d'attention. [...] Même si je réfère explicitement à des courriels en particulier, il va de soi que quiconque peut m'éclairer sur la suite à donner à mes Dixit est invité à le faire.»
Gillmor et Laplante ne sont pas seuls à privilégier une communication plus étroite avec leurs lecteurs. Hier, le journaliste et blogueur Josh Marshall soulignait discrètement le quatrième anniversaire de son blogue «Talking Points Memo». Il remerciait chaleureusement ses lecteurs : «Non seulement ce site nexisterait pas sans ses lecteurs (ce qui est vrai pour toute publication), mais lécriture en serait impossible sans eux (ce qui est loin dêtre vrai pour toutes les publications) puisque tellement didées, de contacts, de petits faits significatifs et dobservations perspicaces me viennent de courriels de lecteurs. Si vous navez jamais écrit de blogue, je ne suis pas certain que vous puissiez comprendre combien cela est vrai.»
Cest évidemment Internet et la technologie qui viennent bousculer le jeu des médias traditionnels, et Gillmor parle même de «collision» entre journalisme et technologie. Si certains journalistes emboîtent le pas et sadaptent, par exemple, à la formule des blogues, Gillmor nest pas persuadé que, blogue ou pas, lélément le plus important, lécoute, soit au rendez-vous. Le modèle est toujours descendant (top down) et peu de journalistes acceptent que la conversation soit davantage importante que les affirmations pontifiantes.
Ceux et celles qui «font» la nouvelle tardent également à sadapter, à souvrir, craignant dafficher leur vulnérabilité. La récente présidentielle aux États-Unis a donné des exemples frappants dutilisation de la technologie par les politiciens, inutile de revenir sur lexemple Howard Dean, ni sur lincapacité du clan Kerry à poursuivre le travail accompli.
Sil y a adaptation, adoption de la technologie, elle vient du public, ce que Gillmor appelle le «former audience», ou lancien public (voir chapitre 7). Il y a dune part ceux et celles qui se sont toujours exprimé face aux médias, malgré la faiblesse des moyens à leurs disposition. Ils ont maintenant accès aux blogues, aux forums de discussion, au courriel. Puis, il y a une catégorie nouvelle de «consommateurs avertis» dinformation qui disposent eux aussi des moyens dexprimer leur accord ou leur désaveu face à linformation quon leur sert.
Et cest ce qui compte pour Gillmor, que les gens sexpriment : «Cest une des choses les plus saines à arriver depuis longtemps dans lunivers des médias. Nous entendons de nouvelles voix, pas nécessairement de personnes qui voudraient gagner leur vie à sexprimer, mais tout simplement de gens qui veulent donner leur opinion et être entendus, même si ce nest que par un petit groupe.» (p. 137)
Lauteur parle évidemment des blogues. «Une des principales critiques que lon puisse adresser aux blogues est quils sont refermés sur eux-mêmes. Sans doute, bon nombre nont dintérêt que pour ceux et celles qui les écrivent et leur entourage. Mais ce nest pas une raison pour ne pas en tenir compte, ni pour ne pas accorder de valeur à léchange entre individus. Dans ce contexte, ce que je trouve stimulant, cest le nombre grandissant de blogues écrits par des gens qui parlent de manière intelligente du domaine quils connaissent en propre. Les blogues peuvent représenter un engagement civique.» (p. 137)
Que nous réserve lavenir? Gillmor souhaiterait que les journalistes, les politiciens et les grandes sociétés engagent un meilleur dialogue avec le public et fassent preuve dune plus grande transparence. Nous aurions ainsi de meilleurs médias, et une démocratie plus saine. Il craint toutefois, en donnant plusieurs exemples à lappui, que son souhait ne se réalisera pas. Si les grands médias sont des dinosaures, ils ne mourront pas sans se battre dit-il. Ils tenteront, avec lappui des pouvoirs politiques, dassurer leur mainmise sur les nouveaux médias plutôt que les voir éroder leur modèle économique traditionnel. À cet égard, lire attentivement le chapitre 11, «Lempire contre-attaque».
On termine la lecture du livre de Gillmor avec un sentiment de perplexité. Dune part, tous les facteurs matériels et techniques sont réunis pour ménager la transition du sermon médiatique à la conversation citoyenne, pour le plus grand bien du public; dautre part il y a une très forte résistance au changement de la part des médias et de ceux qui font la nouvelle.
Tentons un exercice de logique. Si les médias et le journalisme corporatif sentent quil y a quelque chose à perdre dans la refonte du système informationnel, cest quils profitent de ce système. En revanche, si le public sent quil a tout à gagner dune telle refonte du système actuel, cest quil nen tire rien qui vaille, ou encore si peu quil soit prêt à miser sur le changement.
<< Accueil