19.11.04

Du bon usage de la piraterie

Du bon usage de la piraterieLe collègue Florent Latrive de Libération vient de publier un livre qui va certainement faire jaser dans certains milieux de la diffusion musicale, Du bon usage de la piraterie (sur le Net, s’entend), avec une préface signée Lawrence Lessig. Avant de parler un peu du contenu, notons une caractéristique intéressante de l’ouvrage, c’est un livre «shareware», c’est-à-dire disponible sans frais en version intégrale sur Internet, dans ce cas-ci en format PDF. Pour ceux et celles qui ne connaîtraient pas la formule du livre shareware, aussi appelé Lyber, consultez les explications de Michel Valensi. Latrive écrit d’ailleurs en clin d’oeil que le médium papier se montre «encore supérieur au medium numérique par sa qualité et la relation très symbolique entretenue par notre civilisation avec cet objet. Mais pour combien de temps?» (P. 137)

Sur la formule, Lessig écrit dans la préface de ce qu’il estime être un livre «important», que «À travers une explication détaillée des origines et de la nature de ce que l’on appelle désormais “propriété intellectuelle”, Latrive aide à la replacer dans un contexte social plus large. Et en rendant son texte disponible librement sous une licence Creative Commons, il démontre la valeur des arguments qu’il défend. Il y a dans ce livre certaines idées qui sont celles de Latrive. Elles sont bâties sur le travail de beaucoup. Et en rendant son travail librement disponible, il s’assure que d’autres pourront aussi s’appuyer sur ces idées.»

Latrive, dont j’avais déjà lu Pirates et flics du net (Seuil, 2000) écrit en collaboration avec David Dufresne, profite de ce qu’il soit journaliste. Le style est clair, concis, et les arguments étayés avec efficacité. Comment d’ailleurs s’attaquer à la piraterie sur Internet, en dégager les origines, citer des cas d’exemple, parler par la bande d’OGM et de brevets pharmaceutiques, et tirer un brillant épilogue du pillage de l’«immatériel» en moins de 170 pages.

Un des grands thèmes qui se dégage du livre est l’opposition entre la rareté (ses politiques et ses impasses) et l’abondance (dont l’évidence s’impose). Latrive écrit : «La propriété intellectuelle ne serait donc rien d’autre qu’une machine à fabriquer artificiellement de la pénurie. Quoi de plus abondant que la connaissance, la musique? La copie et l’imitation composent les canaux naturels de cette profusion (comme le rappelle l’origine du mot copie - copia - qui signifie abondance en latin) dont l’immatériel est devenu le nouveau démiurge. Pourtant, au moment où cette abondance semble pouvoir s’imposer, gouvernements et grandes entreprises ne songent qu’à l’entraver comme s’il s’agissait d’une dérive anti-sociale, sinon subversive, avec pour argument que seule la restriction de la copie offre aux créateurs une garantie de revenus. L’abondance, voilà l’ennemi: la profusion détruit le marché; un consommateur n’achetant pas un bien dont il dispose déjà à satiété. À cet apparent paradoxe, une raison: l’économie. Ou plutôt la difficulté de penser celle-ci en dehors du marché.» (P. 133).

Et c’est bien là que Latrive touche à l’argument clé de ceux et celles qui s’en prennent à la copie et à la redistribution des oeuvres, soit les revenus des artistes, des gérants et des grandes maisons de production. On cite constamment l’argument qu’Internet (l’échange de fichiers entre individus) nuit aux recettes de ventes, sans pour autant mentionner (sauf à quelques exceptions près Loco Locass, les Cowboys Fringants (voir le billet du 4 avril) et quelques autres) que la visibilité (ou l’audibilité) que procurent ces échanges contribuent à d’autres formes de revenus (spectacles, prestations télé, produits dérivés).

Et c’est encore sans parler des valeurs hors marché: «Ce décalage entre l’intérêt individuel des titulaires de droits et l’intérêt général des sociétés montre l’incapacité d’un marché des droits de propriété intellectuelle à appréhender tous les effets de la circulation de la connaissance et de la culture. Les économistes parlent dans ce cas d’externalités, pour définir les conséquences d’une activité économique sur la société dont les prix et le marché sont incapables de rendre compte. [...] le marché et le système des prix, fondés sur la rareté, sont incapables d’en rendre compte. Les marchands de culture et de savoir ne peuvent appréhender que ce qu’ils encaissent et vendent, et non les gigantesques bénéfices indirects engendrés.» (P. 157).

Quelle serait donc la solution? Politique. À la fois au sens de «la» politique, mais surtout «du» politique. «... étendre sans limites l’appropriation privée de l’immatériel est voué à l’échec: cette offensive se soldera soit par la dissolution complète du lien social et la stérilité économique généralisée, soit par des conflits toujours plus virulents entre les auto-proclamés propriétaires intellectuels et la gratuité anarchique. L’obstination absurde de l’industrie musicale face au développement de la copie numérique annonce bien les batailles à venir: criminalisation des usages individuels, affrontements stériles entre le public et les ayants droit, incertitude juridique et sociale pour tous. C’est donc l’extension politique de la gratuité qu’il faut viser, la réaffirmation du primat de l’échange social sur le commerce et l’organisation civilisée du non-marchand. L’objectif historique de la propriété intellectuelle est justement de tracer la frontière, mouvante, entre la marchandise et la gratuité. C’est ce sens-là qu’il convient de lui redonner aujourd’hui.» (P. 162)

Généreux, Latrive conclut avec une bibliographie détaillée sur le propos. Les éditeurs, et c’est courant en France, se montrent plus pingres et ne daignent pas constituer un index qui, dans un livre comme celui-ci, serait d’une grande utilité.

Précédemment sur ce blogue :

Comment la crainte de sous-protection engendrera la catastrophe

L’effet zéro du piratage

Musique sur Internet : Et le juge a dit...

L’universitaire, le marchand et le pirate
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