15.10.04

Haïti : chronique d’un coup annoncé

Disparue depuis quelques jours de l’écran radar des médias après la catastrophe de Gonaïves, Haïti risque de nouveau de se retrouver au premier plan de l’actualité.

Mercredi, l’arrestation du père Gérard Jean-Juste et de deux autres religieux soupçonnés de participation aux actes de violence récents a fait monter la tension d’un cran. Selon l’Agence Haïtienne de Presse (AHP), «Le ministre intérimaire de la justice Bernard Gousse, a fait savoir jeudi qu'il disposait d'informations selon lesquelles le père Gérard Jean Juste serait impliqué dans les violences enregistrées ces derniers jours dans la capitale haïtienne. Il accuse également le curé de la paroisse Sainte Claire d'avoir financé, et hébergé des terroristes.» Ce sont des policiers en uniformes et des civils en cagoules qui ont procédé à l’arrestation.

Notons au passage l’emploi récent dans le discours gouvernemental du mot «terroriste». Le patronat emboîte le pas en appelant la nation à protester vendredi contre le «terrorisme» du secteur Lavalas (le parti du président en exil Jean-Bertrand Aristide) en s’abstenant de toute activité durant la journée à Port-au-Prince. Traducteurs traduisez.

Toujours selon l’AHP, «Plusieurs cadres et parlementaires de Fanmi lavalas dont le sénateur Yvon Feuillé et l'ancien député Rudy Hériveaux ont été arrêtés pour les mêmes motifs que le père Jean-Juste. L'ancien premier ministre Yvon Neptune, l'ancien ministre de l'Intérieur Jocelerme Privert, la militante politique Annette Auguste ainsi que divers autres cadres et membres de Fanmi lavalas sont gardés en prison depuis plusieurs mois pour des motifs imprécis.»

Le 7 octobre dernier, le chef du gouvernement intérimaire, Gérard Latortue, avait indiqué que certaines fois c'est par la contrebande que son gouvernement arrivait à acheter des armes, en raison, disait-il, de l'embargo sur la vente des armes à Haïti. Ce jeudi 14 octobre, il annonce que que l'embargo sur la vente d'armes à Haïti a été levé et que le régime intérimaire a déjà placé des commandes pour l'achat d'armes et d'autres équipements pour la Police nationale d’Haïti. La levée de l’embargo sur les armes avait été également demandée ces derniers jours par le patronat haïtien qui a réclamé la «livraison immédiate» à l’État d’équipements, d’armes et de munitions, afin que «la force du droit puisse primer sur le diktat des terroristes».

Trois facteurs viennent compliquer l’équation haïtienne : le faible effectif de la mission de stabilisation des Nations Unies, le rôle des militaires «démobilisés», le retour en douce d’anciens dirigeants militaires.

Le 29 février, le président élu Jean-Bertrand Aristide quitte le pays dans les circonstances que l’on connaît. Des contingents de Marines des États-Unis et des militaires français, déjà en Haïti pour assurer la sécurité des ressortissants étrangers, tentent initialement de maintenir la paix dans le pays. Ils sont vite rejoints par des militaires canadiens et chiliens sous l’égide des Nations Unies (résolution 1529 du Conseil de sécurité). Cette première force multinationale n’a un mandat que de trois mois.

Le 30 avril 2004, le Conseil de sécurité adopte la résolution 1542 qui vise à établir la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) et demande que la passation des pouvoirs de la Force multinationale intérimaire à la MINUSTAH se fasse le 1er juin 2004. L’effectif maximum autorisé est de 6 700 militaires et jusqu’à 1 622 policiers.

Or, au 31 août, l’efectif déployé est de 2 989 personnel en uniforme, y compris 2 765 soldats, et 224 agents de police civile. En outre, l’autorisation de déploiement actuelle vient à échéance le 30 novembre 2004.

Les Forces armées d’Haïti (FAdH) ont été officiellement abolies en 1995 par le président Aristide. Les «démobilisés», lourdement armés on ne sait par qui (???), réclament depuis septembre la reconstitution de l’armée et s’emparent de casernes de police dans les régions. Ils constituent un groupe avec qui il faut composer. Manoeuvre annoncée depuis plusieurs jours par leur chefs, l’AFP confirme ce vendredi que «Des anciens soldats fortement armés basés à Port-au-Prince ont affirmé jeudi que des renforts arrivaient de tout le pays pour mettre fin à deux semaines de fusillades et de décapitations qui ont fait au moins 48 morts.»

Selon le Washington Post, l’effectif des «démobilisés» et des gangs de rue dépasserait celui de la Police nationale qui est de 2 500 hommes. D’autre part, l’«Armée cannibale» qui a mené l’insurrection contre Aristide, et qui était composée de nombreux anciens militaires, n’a jamais été désarmée. Wintner Étienne, un des leaders de l’insurrection armée du printemps dernier, a même été «récompensé» : on lui a attribué le poste de directeur de l’autorité portuaire des Gonaïves.

Selon Jessica Leight du Council on Hemispheric Affairs, on assiste à une «remilitarisation» en règle d’Haïti. Dans un document de recherche publié le 24 septembre dernier, elle aborde la question des «démobilisés» et explique aussi : «Au Ministère de l’Intérieur, le ministre et ex-général Hérard Abraham continue d’ajouter à son cabinet ministériel d’anciens complices. Parmi eux, l’ex-colonel Williams Regala, un des sinistres adjoints de l’ex-dictateur Henri Namphy et un des acteurs principaux du massacre des électeurs lors de l’élection avortée du 29 novembre 1987. Regala a donc rejoint un ancien collègue, le colonel Henri-Robert Marc-Charles, membre de la junte militaire dirigée par Raoul Cédras qui a renversé le président élu Jean-Bertrand Aristide en 1991.»

Et sur cette toile de fond, le preminier ministre intérimaire Gérard Latortue se dit confiant que «son gouvernement provisoire remettrait, au plus tard le 7 février 2006, le pouvoir au gouvernement issu des élections générales prévues en 2005» et que ce calendrier serait respecté.
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